Espace latent et contiguité universelle

Dans une préface à une édition italienne des Métamorphoses, Italo Calvino évoque des propriétés du poème, se concentrant particulièrement sur celles qui ressemblent aux siennes propres : il évoque avec des exemples la précision avec laquelle Ovide décrit le fracas du char de Phaéton, ou le fonctionnement du métier à tisser d'Arachné. Calvino souligne également la rapidité du poème :

Les Métamorphoses sont le poème de la rapidité : chaque épisode doit suivre un autre dans un rythme implacable, pour frapper notre imagination, chaque image doit se superposer à une autre, et ainsi acquérir de la densité avant de disparaître. C'est le même principe que la cinématographie : chaque vers comme chaque photogramme doit être rempli de stimuli visuels en mouvement continu.

La vitesse vertigineuse à laquelle Ovide passe d'un épisode à l'autre conduit à une autre qualité essentielle de son magnum opus, celle de l'accumulation :

Il faut dire qu'Ovide ne recourt que rarement à ces complexités structurelles : la passion qui domine ses compétences de composition n'est pas l'organisation systématique mais l'accumulation, et celle-ci doit être combinée avec des variations de point de vue et des changements de rythme.

Les qualités que Calvino met en évidence dans le texte poétique suggèrent des modèles cinématographiques qui échappent aux trajectoires dominantes du cinéma.

Cette technique de métamorphose a été étudiée par Sceglov dans un essai extrêmement lucide et convaincant. « Toutes ces transformations », dit Sceglov, « concernent les caractéristiques physiques et spatiales distinctives qu'Ovide met généralement en évidence même dans des éléments non sujets à la métamorphose ("roche dure", "corps long", "dos courbé")... Grâce à sa connaissance des propriétés des choses, le poète fournit le chemin le plus court pour la métamorphose, parce qu'il sait à l'avance ce que l'homme a en commun avec les dauphins, ainsi que ce qui lui manque par rapport à eux, et ce qui leur manque par rapport à lui. Le point essentiel est que, puisqu'il dépeint le monde entier comme un système composé d'éléments élémentaires, le processus de transformation — ce phénomène le plus improbable et fantastique — est réduit à une séquence de processus tout à fait simples. L'événement n'est plus représenté comme un conte de fées mais plutôt comme une collection de faits quotidiens et réalistes (croître, diminuer, durcir, ramollir, courber, redresser, joindre, séparer, etc.). »

En d'autres termes, Calvino décrit déjà les modalités d'un espace latent. Le monde mythique est aussi un monde statistique, bien que guidé par des heuristiques, des approximations. Le travail du poète consiste à découvrir les motifs qui rendent différentes choses similaires. Ce peuvent être des propriétés sémantiques, incorporées dans les mots utilisés pour désigner différentes choses - l'homophonie peut devenir synonymie. D'autres fois, ce sont les propriétés formelles des objets, dont les qualités sont connues du lecteur, qui sont utilisées. Les propriétés des choses se prêtent au chemin de la transformation : ce n'est pas n'importe quoi qui se transforme en pierre, mais plutôt ce qui lui ressemble le plus, en texture, en couleur, en dureté - les os, mais pas la chair.

De même, dans un espace latent, la métamorphose se produit le long des vecteurs de ressemblance. La transformation d'objets fixes en vecteurs, définis multi dimensionnellement, génère une économie poétique similaire à celle des Métamorphoses. Le concept de l'espace latent permet la liquéfaction de toutes les identités fixes - il ne peut y avoir de chose en tant que telle. L'espace latent ratifie l'espace rhizomatique qui est devenu le poncif d’une génération artistique, l’applique de manière programmatique et normative. Il n’y peut avoir autre chose que des trajectoires, où chaque objet n’est jamais qu’un arrêt sur image.

Une loi d'économie interne maximale domine ce poème qui semble apparemment voué à une expansion effrénée. C'est une économie particulière à la métamorphose, qui exige que les nouvelles formes récupèrent autant que possible du matériau des anciennes formes. Après le déluge, dans la transformation des pierres en êtres humains (Livre 1), « s'il y avait dans les pierres une partie qui était humide d'humidité, ou terreuse, celle-ci devint partie du corps ; tout ce qui était solide et inflexible se changea en os ; ce qui avait été des veines dans la roche resta le même, y compris le nom. » Ici l'économie s'étend même au nom (veine).

Ce type de transformation est familière pour quiconque ayant jamais fait l’expérience de la production d’images ou de textes par un réseau de neurones “non aligné”. Aujourd’hui, l’accès à ces outils se fait généralement à travers des interfaces qui réinterprètent les requêtes, censurent, traduisent ou “optimisent” les prompts.

Mais dans certaines configurations, il est encore possible de simplement télécharger localement les modèles, et avoir un accès “brut” à un espace latent. On identifiera alors des esthétiques propres à chaque modèle, et des comportements. Les plus généraux sont souvent ceux qui permettent l’accès au plus d’hybridité. On y remarque alors comment les formes se contaminent, s’entredéterminent. Pour les modèles visuels, on découvrira notamment les mots justes et ceux qui le sont moins, les formulations les plus précises, les paramètres exacts qui permettent d’obtenir soi-disant les meilleurs résultats - et l’on dérivera de ceux-ci vers des paramètres qui intensifieront tantôt l’abstraction, la production de motifs, l’indétermination, la surdétermination, en somme on explorera. Se développera de ces expériences une sorte d’intuition nouvelle, une méta-intiuition qui ne concerne pas les choses du monde, mais plutôt leurs représentations vectorielles.

La contiguïté universelle est le nom que Calvino donne à la modalité narrative des Métamorphoses. Il ne s’agit pas simplement d’une proximité entre toutes les choses du monde - la contiguïté n’est pas fongibilité - mais plutôt d’une cartographie d’intensités. Les images et les mots n’y sont pas répartis de manière égale en tous points. L’espace latent est aussi ponctué de monts et vallées, de raccourcis entre les nombreuses dimensions qui le composent. C’est ce territoire qu’il faut explorer, tenter de comprendre. Il ne s’agit pas de produire de nouveaux logiciels, de nouveaux modèles - d’autres le feront avec leurs moyens. Il s’agit d’inventer des manières d’arpenter un espace de de possibilité infinie (à priori) pour comprendre comment s’y repérer. Cette exploration va bien au-delà des régimes d’images: l’espace latent, en tant que forme symbolique d’une société vectorisée, est aussi le modèle de l’espace politique contemporain: il permet de ne pas s’arrêter au constat de la post-vérité, mais de se demander plus précisément sur quelles affinités statistiques jouent ses usagers. L’extrême droite se répand aussi par induction.

L’expérimentation serait alors le moyen de questionner les fins de moyens qui nous écrasent. Le déploiement réellement viral des outils d’IA qui s’infiltrent dans tous les usages quotidiens des technologies, proposant des services que personne ne demande, n’est pas qu’un effet publicitaire. Quels qu’en soient les raisons véritables - en tout cas elles dépassent le profit puisqu’elles sont généralement à perte - elles contribuent à la destruction de la cognition causale. La partie déductive du raisonnement est souvent liée à un feedback négatif; c’est quand les hypothèses sont infirmées que nous en modifions les fondements. La remise en cause des choses sues, et donc l’apprentissage, est profondément lié à l’erreur, à l’égarement, et à la négation. Or, la négative est précisément ce dont les réseaux neuronaux contemporains sont incapables. S’ils ne peuvent, comme on le sait, jamais rien affirmer, simplement proposer, ils sont aussi incapables d’infirmer. Ce champ d’indétermination, fertile pour l’art, produit un climat culturel paranoïaque.

La cognition paranoïaque, qui tend à établir entre toutes choses des relations causales, généralement aux intentions néfastes, a aussi son contraire: l’anti-paranoïa, le mode épistémique dans lequel rien n’est lié à rien. La paranoïa et son contraire sont les horizons psychosociaux de la cognition à laquelle est imposé l’espace latent qui croît comme le désert nietzschéen. Pour y résister, peut-être paradoxalement, il faut y habiter, au moins un temps, y bâtir des refuges.



Copyright / Guillaume Menguy / 2025